samedi, septembre 29

L'ombre d'une seconde

Bien des heures et des matins. On ne sait plus d'où vient le Nord, on ne sait plus où va le Sud. Les cardinaux se déchaînent, les vents dépérissent, la mer se calme. Les âmes vaguent, les âmes voguent. La mienne s'encadenasse d'épines. Et chacune de ces rustres douleurs s'enfoncent profondément dans une chaire impalpable, illusion d'euphorie, et le sang qui s'écoule, noirâtre venin, reluit des limbes, reluit des cintres.

La neige était souillée, le ciel apeuré. Rien d'inconvenant, somme toute. Il n'eut pu salir plus que de défaut. Je l'ai suivi. Non de cœur et d'esprit, mais d'une impudence, celle de mon châtiment. Le lac encore gelé illumina ses pupilles d'un éclat de soleil. Il portait la lame à la ceinture, comme un chasseur, comme un bourreau. Tout résonnait en moi, tout. Jusqu'à ces mots et ses images. Jusqu'à ses mots et ces images. Un tourbillon d'Eden. Un brouhaha lancinant.

Comme elle l'avait signifié, comme elle l'avait craché, il était venu. Il avait posé le pied au seuil de la mort: une porte de bois encore gravée de mes soupirs. L'Autre. Sa main sur la poignée. Sa main sur la gorge. Sa main sur le front. Sa main sur le sol. Sa main sur la bouche. Sa main sur le torse. Sa main dissipée. Sa main sur un linge. Un linge. Sa main sur la lettre. Sa main qui déchire. Sa main qui tremble. Sa main devant la vérité. La mienne. La sienne. Ombre.

Les flocons se mirent à s'effondrer. Je ressentis, improbable, le froid en mes entrailles. Peu m'importa. Et j'eus cru, oui, tellement, que la dépouille dans mon sanctuaire délaissée m'eut rejoint et conté, m'eut pris, m'eut humilié. Mais j'étais déjà loin. Loin du monde que j'avais touché. J'étais ici. Là. Avec lui. Sur ce chemin souillé de neige. Les flocons sur la nuque.

Mon caveau portait sa blancheur et mordait sa peau blême. Quand il fit bruisser le lierre, elle su. Autant que depuis toujours, au travers mes multiples hérésies, j'avais su. Quelle paix! Quelle magie que cette silencieuse colère, cette haine prodigieuse assouvie dans un profond mutisme. Que leurs regards étaient beaux. Que leur posture était droite. Et qu'il fut flamboyant son sourire. Celui de l'Ombre. Ophélia. Ton nom prononcé. Ni par lui, ni par moi. Ton nom. Voilà.

Elle porta à sa main le lys en dépouille. Observant la fleur aux reflets d'airain, elle lança quelques soupires. L'Autre s'approcha. Encore et encore. Il s'agit si peu de moi et tellement d'eux. Une ombre s'abattit alors. Celle d'une seconde…

Elle m'a tué de ne l'avoir point assez aimé. Elle m'a tué de l'avoir trop aimé. Il m'a aimé de ne l'avoir point tué. Il m'a aimé de ne jamais l'avoir abandonné. Et je suis mort d'avoir aimé l'un à la mesure de mon être, l'Autre à celle de l'empyrée. A quoi encore servait-il de parler? Mots incongrus dans l'espace d'une seconde, à son ombre enchanteresse. Je ne vis qu'elle, je ne vis que lui. Et ensemble réuni, pour une fin nouvelle. J'avais les pouvoirs pour empêcher. Mais soudain la destinée me rappela. Et je compris.

Et de comprendre, dans l'infini de mes choix, je ne vis perler que la première goutte de son sang, déchue de son seins, léchant la brillante lame. La seconde ne me laissa que son ombre pour emporter ce mélancolique portrait. La perle écarlate se figea. Le flocon qui s'y écrasa s'empourpra et entama sa chute suprême. L'Autre, en sa poigne vive, venait d'exalter ses dernières folies. Le flocon percuta le sol et la neige, tout autour, en fit deuil.

Et je mourus

Enfin.

A l'ombre d'une seconde.


Et.