jeudi, avril 12

Rencontre

De braises ravivées, il n'y avait que la crépitante indolence que l'Ombre, en son cœur et son sein, venait d'enfanter. Je gardais pour mon croupissement l'élégante ingénuité de ce regard livide. Je l'aimais sans plus pouvoir en souffrir. Je l'aimais d'indubitables transcendances. Je n'étais pas plus fou que je n'étais vivant. La pieuse amertume me poussait vers l'entêtement. Ma défunte posture m'exemptait de ronds de jambes inutiles. Voilà qui fut. Voilà qui sera.

Il me fut facile, une fois mon humanité transie reconquise, de retrouver la scène, la rencontre, sans que le temps, vile et opiniâtre, ne m'en réquisitionne une seule fraction. Elle s'était levée, faible mais déterminée, impatiente et désabusée. L'Autre n'avait pour mot que l'exhortant silence de l'inaccompli. Moi, je me fondais aux éternelles poussières d'ange dans le mutisme de ma curiosité.

La rencontre de deux êtres dont les chemins sont en perpétuelle déroute est un évènement troublant. Me revint comme un coup de sabre cette vision de ma fin: le jour de ma mort, c'était accomplie l'union de nos trois existences. Elle, Lui, moi. Je perpétrais ici un odieux crime: celui de rassembler des âmes enchaînées par un destin déjà trop lourd. Leurs corps ne mentaient d'aucun sourcillement, leurs lèvres ne palpitaient que de légère et sordide frustration. Ils ne parlaient pas. Ne bougeaient pas. Respiraient-ils?

Une rencontre. Une vengeance. Unique graal. Chacun, dans un sursaut de reconnaissance, semblait me devoir une vie. Chacun, en son for intérieur, portait l'ecchymose de mon acte, celui d'avoir lâché mon dernier souffle. Fallait-il donc être mort pour de la sorte s'en affranchir? Fallait-il que ce soit de vengeance qu'ils en soient quittes? Ce diptyque présentait un étroit paradoxe dans son image: la rencontre n'existait que par moi. Moi qui n'était plus.

Il me vint l'envie de fuir, de laisser leur fragile dépit, de figer le temps comme, déjà, j'avais pu le faire. Il me vint l'envie de retourner parmi les quidams qui m'apprenaient les subtilités de l'existence. J'aurais pu voguer, loin, longtemps. J'aurais pu, dû, me désintéresser de ceux-là. C'était trop long, trop éprouvant. Les réponses tardaient. L'épuisante quête que je poursuivais sans relâche ne m'apportait que l'évidence: la vie d'en haut, d'en bas, ne me regarde pas.

Elle prononça: "Demain, il viendra ici. Il pensera m'y trouver. Il ne trouvera que toi. Tu sauras quoi faire. Tu sauras comment le faire. Le jour suivant, nous tournerons une page." Sa froideur me pétrifia. Leurs sensations, leurs émotions mortes, leurs peurs et leurs désirs ardents, tous se mêlaient. Après qu'il eut craché:"Nous la brûlerons, cette page!", je sentis la rencontre toucher à sa fin. L'Ombre fit claquer ses talons sur le parquet; l'Autre grimaça: ses tympans s'en accommodaient difficilement. Je le vis emboîter le pas, faire à son tour claquer le bois. Ses mots, lancés comme une confidence trop longtemps muette, ne la fâchèrent point: "Il est mort pour moi! POUR MOI!".

Noir.

Je mourrais. Pour la seconde fois, je mourrais. Un regard de feu avait, dans mon coeur, plongé sa divine punition. Des larmes indécentes s'écoulaient sur mes joues. L'infâme calamité! L'immonde supplice! Le voilà donc celui que j'attendais depuis ma première impertinence. Quelle barrière que je n'avais point encore franchie venais-je de briser? Quel blasphème me valait une seconde mort, tout en fureur et douleur?

Mais le bourreau fut foudroyé de surprise. Je me refusai à sa lame. Ce châtiment, il fallait l'accepter. Et ça, je n'étais pas sans le savoir. La douleur, en général, était suffisante pour céder, tomber, s'agenouiller. La pénitence me répugnait. Mon humaine fierté fut la plus forte. Je m'accrochai au vide. Au savoir. A la passion. Je ne mourrais pas. Je souffrais dans l'abomination d'un cri démoniaque. Je ne cédai pas. Je ne tombai pas. Je ne mis jamais le genou à terre.

Noir.

On me relâcha. Parmi eux. Parmi ceux-là dont je n'étais plus. On me relâcha, mais dans l'ombre de mon inexistence. Ma pénombre déchue, mon isolement cadenassé. Impossible de retourner là-bas. Chez moi. Dans le noir qui me sert de caveau. Impossible. Plus rien ne me tirait vers les ténèbres; plus rien ne m'empêchait de savoir; plus rien. Rien.

C'est alors que mon Ombre, mon Ophélia, le toisa de déconvenue. Elle baissa la tête et leva les yeux, arborant un sourire résigné. Mon coeur pu tranquillement s'emporter lorsqu'elle répondit à l'Autre: "Bien évidemment. Il n'est mort que pour toi…puisqu'il n'y a que toi qu'il aimait".

Je l'aimais. Lui. Sans plus pouvoir en souffrir. Je l'aimais. Lui. D'indubitables transcendances. Je n'étais pas plus fou que je n'étais vivant.

La rencontre s'acheva dans l'angoisse de mon bannissement. J'étais exposé à la vérité, nue et tranchante. Mon havre de mutisme, d'émotionnelle froideur, celui-là tombait en cendre. Je n'avais plus nulle part où me cacher.

"Tu as tant et tant voulu savoir Elmerick. Alors sache. Et souffre."