vendredi, juin 15

La part des anges

La neige s'était mise à tomber et avec elle, les heures, les minutes, les secondes, bientôt, s'effondraient en d'insolentes diatribes. A ses côtés, le temps me cadenassait d'impertinence. Je le sentis paisible et satisfait d'une aube aux lueurs déjà affranchies. Affranchies des peurs et des hymnes, des charités, des sulfureuses pitiés. Ses yeux s'anamorphosaient dans une lame que ses doigts caressaient, telle une amante glaciale aux baisers mortifères. Et moi? Moi? J'insufflais dans l'air absent mes plus lourdes inquiétudes. Que devenir…? Que?

Je ne percevais pas mon corps. Rien de mon image. Juste ma poussiéreuse inexistence. Me voilà confondu au vide, à celui qui, d'en haut comme d'en bas, n'est que silencieuse indifférence. Je regardais ce poignard, déjà entaché de pourpres desseins, déjà sublimé de vengeance. Je l'observais, Lui, celui que j'aimais donc. Approchant sa silhouette amincie et inquiète, je décelai au fond de son regard les histoires indélébiles d'un "Nous" qu'il n'osait plus appeler. Et de m'être affranchi de l'Absolu, dans la souffrance de mon insolence, il demeura en mon âme déchue le pouvoir de percer le secret mutisme de son esprit…

Et qu'il fut bon, dans l'égarement de mon choix, qu'il fut bon de savourer ma vie…

J'étais né ici, sur le lopin de lac, entre ses murs brûlés d'hivers. J'avais grandi dans le sourire de celle qui m'avait recueilli, dans l'ignorance de mes racines, dans la pitié qu'exhortaient mes grands yeux bleus. Troubles et imprécises, les images qui dansaient dans son esprit ne lui appartenaient pas. Les couleurs s'évanouissaient et je ne savais comment déceler les graines que j'avais dû y planter des esquisses somptueuses qu'il avait dû y tracer.

Mais en ceci, je reconnu ma placidité, l'effleurement épuré de mes doigts sur la gâchette.

En un cauchemardesque songe, il avait redessiné mon premier crime. Je ne pu voir que mon dos et ma main sur la gorge d'un homme insignifiant. Je ressentis tout le dédain qui émanait de moi et dans mes poignets, mes bras, mes épaules, la force d'accomplir ce que nul autre n'osait. Par soucis d'esthétisme ou par inadvertance, il avait raffiné la scène en assourdissant le tonnerre du coup final, seul et unique, achevant la lourde tâche qu'il m'était dû d'accomplir.

A vrai dire, la scène me fit tressaillir. Depuis le début de cette conscience du trépas, j'avais senti qu'en mes entrailles un karma bouillonnant s'étourdissait. Déjà, j'avais perçu, vu, revécu le moment sordide où, de mon humanité désuète, j'avais ôté vie et lie à l'ombre d'une inconnue. Qu'était donc cette surprenante affliction? D'où venait ce malaise insoutenable?

Le dernier grain du sablier s'effondra.

Ce visage que je voyais, c'était le mien. Ces yeux transparents, cette bouche impassible, ces sourcils crispés, cette main blanche. Tout cela m'avait appartenu, dans l'éphémère et l'immortalité de cet instant. Il ne vivait ni de songe, ni de cauchemar. Que d'un surprenant souvenir, gravé dans ses pupilles. Ephémère. Immortel. Et ce qu'il avait lu dans ces yeux qui se voulaient miens résonnait à présent dans mon néant. Témoin de mon crime, spectateur de ma désinvolture, il était la mémoire de nos chagrins.

Le dernier grain.

Je quittai son cœur pour pénétrer dans le mien où je trouvai ce sentiment inexplicable; inexprimable. Paix à son âme et fer à la mienne. L'homme du souvenir n'était mort que pour Lui. Parce que je voulais que Lui, mon Autre, vive. Parce que je voulais qu'il aime. Et Lui savait. Il savait qu'au dernier grain, le sablier brisé n'aurait laissé en vie qu'un seul de ceux-là. Et il savait. Il savait que sans ma sordide candeur, de celle qui fit couler le sang, il aurait clos les paupières sans m'avoir dit que d'amour, il n'en est pas qu'une seule et vertueuse page aux mots brûlants de passion. Il savait.

Alors que je quittai honteusement le seul souvenir qu'il avait voulu, avec moi, partager, je sentis sur mon imaginaire visage un souffle glacial qui n'émanait que de Lui. Je savais. J'étais l'héritier de la part des anges. Celle qui lègue une étincelle au coin des yeux. L'impalpable, l'indéfinissable, qui s’enfuit silencieusement. Cette part du Lui que je ne vis pas, qu'à peine je sentis, mais sans laquelle rien n'aurait pu être. Sans laquelle rien ne serait. Et qui pourtant s'enfuit mais jamais ne se perdra.

J'avais reçu sa part des anges alors que d'ange, je n'avais ni ailes, ni auréole. Pas même la vertu, pas même la sérénité. Un souvenir comme un souffle perdu; comme une île tourmentée; comme un secret chuchotement qui semble dire: "souviens-toi". Où que je sois, il voulait que je me rappelle de l'avoir aimé. Peu importe les termes, peu importe les mots, peu importe les griffes. Il voulait que je sache pour mieux apprécier. La lame serait froide et acérée. Elle pénétrerait la chaire sans difficulté. La neige sera souillée, recouverte et oubliée.

La part de l'Ange fut mienne. Sans condition. Sans promesse ni allégeance. Comme une volute de chagrin. Comme une effluve rédemptrice.

La part de l'Ange fut mienne.

Et je ne souffris d'aucune aile.

Et d'aucune auréole.